Indemnisation des retards dans l’exécution d’un marché de travaux à forfait : une brèche dans la jurisprudence Haute-Normandie ?

Dans le cadre de l’exécution d’un marché forfaitaire de travaux portant sur la restructuration et l’extension d’un EHPAD, l’entrepreneur titulaire du lot « voirie et réseaux divers » a contesté le décompte général qui lui avait été notifié par le maître d’ouvrage, en sollicitant le paiement de travaux supplémentaires et l’indemnisation du retard dans l’exécution des travaux.

La cour administrative d’appel de Bordeaux a eu à connaître de cette affaire. L’intérêt de son arrêt Société Eurovia Poitou Charente Limousin (20 mai 2020), réside principalement dans son traitement de l’indemnisation de l’allongement de la durée d’exécution du marché.

La cour commence par reprendre le considérant de principe désormais classique de l’arrêt du Conseil d’Etat « Haute Normandie » (CE, 5 juin 2013, Région Haute-Normandie, n° 352917, mentionné dans les tables du recueil Lebon) en ce qui concerne l’indemnisation de difficultés dans l’exécution d’un marché à forfait :

« Les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics ».

Néanmoins, la cour ajoute ensuite le considérant suivant :

« Toutefois, la société titulaire d'un marché public a droit à l'indemnisation intégrale des préjudices subis du fait de retards dans l'exécution du marché imputables au maître de l'ouvrage ou à ses autres cocontractants et distincts de l'allongement de la durée du chantier lié à la réalisation de travaux supplémentaires, dès lors que ce préjudice apparaît certain et présente avec ces retards un lien de causalité directe. »

En l’espèce, la cour ne fait cependant pas application de ce considérant, puisqu’en raison du caractère très général de la clause de renonciation à recours présente dans le dernier avenant de régularisation de travaux supplémentaires, l’entrepreneur était irrecevable à demander à être indemnisé des retards dans l’exécution du marché.

L’introduction d’un tel considérant ouvrant une possibilité d’indemnisation, à la charge du maître d’ouvrage, de retards dans l’exécution d’un marché à forfait imputables à ses autres cocontractants, sans la rattacher expressément à une faute du maître d’ouvrage, alors que cette possibilité était expressément exclue depuis la décision Haute-Normandie précitée, pour la rejeter ensuite pour irrecevabilité, interroge, surtout dans un contexte où l’ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020 introduit une prolongation quasi-automatique du délai d’exécution des marchés de travaux du fait du Covid-19, sans se prononcer sur la charge financière de cette prolongation de délai.

Appel du pied isolé d’une cour d’appel, ou bien augure de l’infléchissement d’une jurisprudence protectrice du forfait (et du maître de l’ouvrage), le moins que l’on puisse dire est qu’une réponse du Conseil d’Etat est attendue sur ce point.

CAA Bordeaux, 20 mai 2020, Société Eurovia Poitou Charente Limousin, n° 18BX02301

Mardi, 2 Juin, 2020 - 11:53